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DOSSIER : Industrie pharmaceutique : les rouages de la machine à profits

L’hégémonie des brevets : une histoire très récente

Mis en ligne le 27 septembre 2007 Convergences Société

On pourrait se dire que la propriété industrielle des brevets est garantie depuis longtemps aux capitalistes de l’industrie pharmaceutique. Il n’en est rien. D’abord parce que cette industrie est très récente : elle ne s’est développée à grande échelle sur des bases capitalistes, par intégration et extension de la production artisanale des arrière-boutiques d’officine que dans les années trente et surtout après guerre. Une fois cette mutation opérée, les brevets n’ont pas été donnés mais conquis, politiquement et juridiquement, par la bourgeoisie de la pharmacie. Si certains pays comme les États-Unis ont vite accordé un droit assez étendu des brevets, en Europe, les industriels du médicament n’ont imposé la brevetabilité de leurs produits qu’après de longues décennies de batailles.

En France, pas de vrai brevet jusqu’en 1968

Parmi les mesures qui ont suivi la Révolution française, une s’est révélée essentielle pour l’ensemble de la bourgeoise française : le droit des brevets, instauré par la Convention en 1791 – en même temps que l’interdiction du droit de grève. Mais à l’époque, dans l’esprit des juristes, le droit à la santé contredisait le droit de propriété. Après diverses tentatives pour instaurer le monopole des pharmaciens et celui des inventeurs (qui ne sont pas toujours les mêmes à l’époque), ce sont finalement les droits des patients qui ont primé, car les pharmaciens, à l’écart du capital industriel, n’avaient encore aucun poids économique et politique. À l’époque de la révolution industrielle, chaque pharmacien produisait encore son « remède » ou sa « spécialité » artisanale dans son officine individuelle.

En 1844 et jusqu’en 1959 (pendant plus d’un siècle !), la loi tranche clairement : les « compositions pharmaceutiques et remèdes de toute espèce » sont exclus du droit des brevets. Aucun des brevets de Pasteur n’est accepté pour ses vaccins. Seuls des brevets sur les procédés de fabrication, et non sur les produits, sont délivrés exceptionnellement, et n’empêchent pas d’utiliser les formules chimiques de molécules.

Dans la première moitié du XXe siècle, les brevets de procédés se multiplient au bonheur de Rhône-Poulenc ou IG Farben, entre autres. La puissance de l’industrie pharmaceutique se renforce nettement à partir des années trente : connexion croissante à l’industrie chimique, création de l’Ordre des pharmaciens sous Vichy, production à grande échelle de la pénicilline et des antibiotiques dans les années 1940 et de la cortisone et des psychotropes dans les années 1950. Du coup, en 1959, au bout de plus d’un siècle, la loi change. Une ordonnance du 8 février instaure en France le « Brevet Spécial du Médicament », nettement plus étendu que le seul brevet de procédé. Ce Brevet Spécial du Médicament est dès lors largement utilisé (5 562 brevets déposés en France par des firmes françaises, américaines, allemandes et suisses). Il favorise encore la concentration du secteur, améliorant ainsi la force de frappe des propriétaires de laboratoires jusqu’à ce que les médicaments (produits comme procédés) deviennent complètement brevetables en 1968 [1].

Dans le reste de l’Europe

Une telle évolution n’est pas spécifiquement française. En Allemagne, les brevets sur les produits pharmaceutiques, explicitement exclus par la loi du 25 mai 1877, sont autorisés par celle du 4 septembre 1967. En Suisse, les brevets sur les procédés ne sont autorisés qu’en 1907 et sur les produits en 1977. Un an après, en 1978, l’Italie suit, après un jugement de la Cour Suprême sous la pression de dix-huit firmes étrangères exigeant un changement législatif. Quant à l’Espagne, la Ley de Patentes est instaurée en 1986, après l’entrée dans la CEE, mais ne sera appliquée qu’en 1992. Il existe depuis un brevet européen à l’échelle de toute l’Union qui simplifie la tâche des industriels : un seul formulaire et un monopole dans vingt-sept pays !

L’institutionnalisation des brevets sur les molécules est donc le produit du pouvoir politique grandissant des industriels du secteur. Elle a été rendue possible par une accumulation capitaliste fondée sur la production de masse de médicaments très innovants comme la pénicilline (1941), l’ensemble des antibiotiques (à partir de 1943), la cortisone (1949) puis les psychotropes (1952).

L’aiguillon qui guillotine

Ces différentes vagues de découvertes ont véritablement amélioré la santé des populations. Aujourd’hui, ce sont les trithérapies ou de nouveaux anticancéreux qui marquent l’avancée scientifique en matière de pharmacopée, bien que les progrès soient nettement moins spectaculaires que précédemment. Mais il est fort douteux, sinon totalement faux, que ce soient les brevets qui stimulent avantageusement la recherche, comme le répètent les labos : le Taxol, un anticancéreux, a été inventé au National Cancer Institute, par la recherche publique, tout comme la trithérapie pour le Sida, dont le père est un universitaire du nom de David Ho.

Lorsque les dirigeants des labos se plaignent des brevets des autres, ils admettent eux-mêmes que ces brevets guillotinent la science plus qu’ils ne l’aiguillonnent, qu’ils la restreignent à une entreprise alors qu’elle devrait être collective, sans entraves, accessible à tous les chercheurs. Il existe « plus de cinquante protéines dont on peut penser qu’elles sont impliquées dans le cancer et sur lesquelles nous ne faisons pas de recherche ou bien parce que les propriétaires du brevet ne le permettraient pas, ou bien parce qu’ils exigeraient des royalties démesurées », disait au New-York Times Peter Ringrose, premier responsable du département scientifique chez Bristol Myers Squibb.

La qualité des nouveaux médicaments pâtit de cette situation : entre 1989 et 2000, sur les 1035 médicaments brevetés lancés sur le marché américain (le plus grand), seuls 238 contenaient de nouveaux principes actifs. Il suffit de modifier légèrement certaines molécules sans que leur efficacité mesurée par des essais cliniques soit significativement différente, pour obtenir un nouveau brevet. Le système des brevets instaure ainsi une situation absurde où l’on dépense des millions pour produire des molécules, de fait déjà découvertes, et pour arriver à vendre des copies de médicaments déjà existants à des patients qui n’en ont pas forcément besoin. Dans le même temps les maladies tropicales et les maladies orphelines, sans patients solvables, restent en attente de bons traitements.

Mais la chasse s’accélère

Cette inefficacité n’empêche pas l’extension des brevets à de nouveaux domaines, comme le génome humain. Selon le magazine Science, 20 % des séquences de gènes humains seraient déjà brevetées : 4 382, sur les 23 688 connues. Tout chercheur doit payer des royalties pour utiliser ces gènes – s’il y est autorisé. Depuis quelques années, l’opposition au brevetage est un peu plus forte. Mais la chasse ne tardera sans doute pas à reprendre, pas seulement sur le corps humain : une multinationale prélève déjà des royalties sur l’extrait d’igname jaune, très répandu au Nigeria, car elle s’est aperçue que la population locale traitait ainsi le diabète. À quand le brevet sur la molécule H2O qui soigne si avantageusement la terrible maladie de la soif ?

L.B.


[1Voir la revue Entreprises et histoire numéro 36, Octobre 2004 : « Industries du médicament et du vivant », article « Brevets pharmaceutiques et santé publique en France », p. 29

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