L’art de « faire vivre l’hôpital à crédit sur le dos des soignants » : L’exemple des Hospices civils de Lyon
Mis en ligne le 28 novembre 2012 Convergences Entreprises
L’hôpital est malade. Mais tous n’ont pas les mêmes remèdes. « Maîtriser les dépenses tout en améliorant la qualité des soins », tel est le discours officiel, économie de marché oblige. « Améliorer la qualité des soins », cela reste à voir. Les salariés de l’hôpital, à commencer par ceux qui sont quotidiennement au plus près des malades, ont surtout vu une importante dégradation de leurs conditions de travail non sans répercussion sur la qualité de prise en charge des patients.
Voici la réalité telle qu’elle est vécue par le personnel hospitalier de la région lyonnaise, en réalité très représentative de la situation de l’hôpital public dans tout le pays.
De 2009 à 2012, 35 000 postes ont été supprimés dans la fonction publique hospitalière. Par exemple, le plan 2009/2013 de retour à l’équilibre budgétaire des Hospices civils de Lyon (HCL [1]) se traduit par la suppression de 200 postes par an. Toujours plus de tâches avec toujours moins de personnel.
L’aménagement du sous-effectif
La direction supprime des postes mais les services doivent « faire de l’activité ». Pour que ça tourne, reste à « optimiser » le sous-effectif. C’est la tâche de la direction hospitalière. Les équipes sont réduites au minimum. Les « pools » de remplacements (sur plusieurs services) sont réduits comme peau de chagrin.
Faut-il remplacer un collègue en arrêt ou en congé ? La situation se complique. Tout est bon pour faire assumer la situation par les autres agents. Changements de plannings incessants dans certains services ; rappels sur jours de repos ; culpabilisation des agents rétifs (« pensez à vos collègues tout de même ! »).
Autre moyen, la mutualisation des services : un agent peut être détaché de son service pour en aider un autre. Vous êtes en maxillo-faciale et on vous demande de travailler une journée en cardiologie ? À vous d’apprendre sur le tas les spécificités du service. Plus simplement, les arrêts ne sont pas forcément remplacés. Un collègue de moins ? Débrouillez-vous !
Les heures sup’ s’accumulent . La direction refuse de les payer et il est impossible de toutes les récupérer, au nom du devoir des fonctionnaires d’assurer la continuité du service. Certaines équipes peinent même (voire n’arrivent pas) à poser trois semaines de congés consécutives en été. Une directrice des ressources humaines des HCL l’a reconnu oralement : « L’hôpital vit à crédit sur le dos des soignants » ! Bon résumé.
Travail « à la chaîne »
Ce sous-effectif organisé va de pair avec une importante surcharge de travail, notamment dans les services de soins, où le personnel est amené à travailler « à la chaîne ». Le volet relationnel du travail (pourtant indispensable), passe par la force des choses à la trappe. Faire ou aider à la toilette des patients, refaire les lits et le ménage des chambres, distribuer les repas et aider les plus dépendants, administrer les traitements et effectuer les surveillances médicales nécessaires, gérer les entrées et sorties de patients, les envois aux blocs ou examens des uns et des autres, les soignants en ont à peine le temps. Difficile de trouver un moment pour parler avec les patients ou leurs familles, écouter leurs angoisses ou tout simplement leurs questions.
« Vite » d’abord, « bien » ensuite
La règle, c’est comme à l’usine : travail à flux tendu ! Faire plus avec moins. Les soins doivent être faits mais « vite et bien » ! D’autres attendent derrière. Comme tous ne peuvent attendre, les interruptions dans les soins sont fréquentes. Il faut « prioriser ». Pas toujours facile.
Faire « vite et bien » ? Le temps imparti ne le permet pas toujours. Des stagiaires entendent régulièrement de la part des soignants qui les encadrent : « Bon, normalement, il ne faut pas faire ça comme ça, mais là, je n’ai pas le temps ». Insatisfaction, impression de mal faire, de ne pas être « un bon soignant », voilà des sentiments largement partagés. Et l’encadrement ne se gène pas pour faire retomber la responsabilité sur les agents. Vous n’y arrivez pas ? C’est que vous êtes mal organisé ! Sans parler de certains cadres qui se permettent de sermonner : « On n’a pas le droit de dire à un patient ‘je n’ai pas le temps’. Du temps, ça se trouve ! » On se demande bien où.
L’hypocrisie des protocoles et règles de bonnes pratiques
La qualité des soins et la prise en charge des patients en prennent un coup. La direction peut faire éditer autant de protocoles ou règles de bonnes pratiques à respecter, définir des programmes comme celui contre les infections nosocomiales, cela ne change rien. L’un de ses quatre objectifs centraux, dans le cadre du projet d’établissement 2009-2013 des HCL, serait d’« améliorer la qualité et la sécurité des soins aux patients et, de manière générale, l’écoute aux besoins des usagers ». Belle hypocrisie. Mais ces textes gardent une utilité : faire retomber la faute sur les agents en cas de problèmes. Les textes sont là, vous devez les respecter !
Augmentation des accidents du travail et maladies professionnelles
La sécurité des patients mais aussi du personnel, est mise à mal : surcharges de travail, sous-effectifs, fatigue accumulée. Le cocktail est explosif. Cette situation accroît considérablement les risques d’erreurs professionnelles. Quant à la santé des agents hospitaliers, elle en pâtit aussi. Selon le bulletin de prévention n° 9 du Fonds National de Prévention de la CNRACL [2], de 2008 à 2010, les accidents de travail des personnels hospitaliers en France ont augmenté de 9,21 %, les accidents de trajet de 33,33 % et les maladies professionnelles de 25 %. Et pour cause. Par exemple, il est maintenant rare de réussir à travailler en binôme auprès des patients. Surcharge de travail oblige, de plus en plus de tâches sont faites en étant seul. Quand il s’agit de tourner sur le côté un patient grabataire pour lui laver le dos ou installer au fauteuil un patient qui ne tient pas bien sur ses jambes, le risque de se faire mal au dos et la maltraitance infligée ne sont jamais très loin. Le risque de se piquer avec une aiguille usagée augmente fortement lorsque les agents travaillent à flux tendu.
La situation est identique dans tous les HCL. Les agents doivent faire face à une dégradation programmée de leurs conditions de travail. Ce qui ne va pas sans réactions. En septembre dernier, face à de nouvelles attaques de la direction, des travailleurs de l’hôpital de la Croix-Rousse (dans le 4e arrondissement de Lyon) se sont réunis régulièrement en Assemblée générale et ont manifesté leur colère lors de plusieurs actions : grève, manifestations, diffusions de tracts... Pour le coup, ils ont fait la mutualisation des services à leur façon, le seul remède qui puisse guérir l’hôpital : tous ensemble pour défendre nos emplois et nos conditions de travail ! [3]
15 novembre 2012, Lisa HAGEN
3 questions réponses
Pour les infirmières et les aides-soignantes, que signifie prioriser les soins ?
Infirmières ou aides-soignantes, nous sommes contraintes de « prioriser » nos soins. Nous choisissons de faire ce pansement plutôt qu’un autre, de ne changer ce cathéter que le lendemain car on n’a pas le temps et qu’il fonctionne encore. Les soins dits « techniques » sont réalisés, mais au détriment des soins relationnels tout aussi importants dans la prise en charge des patients. Exemple : on vient d’annoncer à un patient un diagnostic grave. Je lui fais sa prise de sang en espérant qu’il ne commence pas à parler, car il y a le pansement du voisin et l’antibiotique de l’autre, puis la toilette d’un autre encore….
Dans les services où beaucoup de patients sont dépendants, les soignants ne peuvent consacrer que peu de temps à chaque patient pour la toilette. Alors, il nous arrive de devoir faire des toilettes de « chat » (visage, aisselles et toilette intime). Les shampoings et soins de bouche passent souvent à la trappe. Ne pas pouvoir changer les draps souillés d’un patient faute de temps ni avoir le temps de discuter avec ceux qui en auraient eu besoin, voilà ce à quoi la direction nous contraint. Alors, quand on sort du boulot, forcément, on est frustré et humainement, c’est loin d’être satisfaisant.
Le sous-effectif à l’hôpital, cela se vit comment ?
C’est être seule au lieu de deux pour 22 patients et s’inquiéter de ne pouvoir assurer ni la sécurité, ni la qualité des soins, car ils n’ont trouvé personne pour remplacer ta collègue malade. Ce sont des postes d’aides-soignants assumés par des agents de service (moins payés et non formés, avec glissement de tâches). C’est se retrouver à deux infirmières et deux aides-soignantes pour 20 à 22 lits de matin, là où elles étaient trois auparavant dans un service d’hépato-gastro surchargé par des patients très lourds à prendre en charge ; avec des surveillances de bloc à faire toutes les deux heures et des patients instables qui doivent être mutés en réanimation ou retourner au bloc en urgence quand leur état se dégrade. C’est le licenciement des contractuels qui servent de variable d’ajustement quand la direction baisse les effectifs d’un service.
Et c’est surtout une pression permanente, l’épuisement ,et bien souvent, un sentiment de culpabilité qui arrange bien la direction pour laisser la situation se dégrader.
Fatou KAMARA
Qui se charge d’informer les patients ?
En chirurgie cardiaque, urgences obligent, les patients les plus fragiles sont opérés en priorité. Encore faut-il que les patients hospitalisés pour une intervention programmée soient informés des contretemps éventuels. Mais il semblerait que seul le personnel soignant au chevet des malades, en contact permanent avec eux, doive se plier aux exigences de la « Charte du patient hospitalisé » voulant que le malade soit traité avec le respect qui lui est dû.
Exemple vécu dans un service de chirurgie cardiaque en région parisienne : un patient doit subir une intervention programmée ce jour. L’opération est reportée. Le patient est furieux, il le manifeste à l’équipe soignante. Le chirurgien lui assure qu’il sera opéré le lendemain. Le lendemain, le patient reste à jeun jusqu’à 19 heures. En vain, car ni l’équipe médicale ni les cadres du service n’ont pris la peine de venir l’informer d’un nouveau changement de planning. Les infirmiers et aides-soignants réclament l’intervention de la hiérarchie auprès du patient. Peine perdue. Ils doivent se charger eux-mêmes du « sale boulot » et encourir une nouvelle fois les foudres du patient excédé.
Ce n’est pas tout. Côté encadrement, on convoque un des aides-soignants sur le front ce jour-là. Et le chef d’en appeler au bien-être du malade et de rappeler le devoir de l’agent de « demander de l’aide » à la hiérarchie. Un comble quand on voit les appels réitérés et royalement ignorés des aides-soignants. Si tout vise à faire de l’agent son « propre manager » pour lui faire assumer les risques, en matière de flicage et d’intimidation, par contre, certains cadres n’en loupent pas une.
Julia SAMI
[1] - Avec plus de 5 400 lits et places, les HCL, 2e CHU de France, emploient 23 000 professionnels dont 5 000 médecins. Ils sont composés de quatorze établissements hospitaliers.
[2] - La CNRACL, Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales, régime spécial de la Sécurité sociale, est la caisse de retraite des agents issus de la fonction publique hospitalière et territoriale.
[3] Cf. Convergences Révolutionnaires n° 83, article « L’hôpital malade de la Croix-Rousse (Lyon) : Les services ne meurent pas tous, mais tous sont frappés »
Mots-clés : Hôpital