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L’UGTT : entre allégeance au pouvoir et contestation de la base

10 mars 2011 Convergences Monde

L’un des protagonistes ambivalents de la révolution tunisienne est l’UGTT, l’Union générale des travailleurs tunisiens, le syndicat unique de Tunisie.

Fondée en 1946, l’UGTT participe à la lutte pour l’indépendance aux côtés de Bourguiba. Durant toute l’ère Bourguiba (1956-1989), la bureaucratie de l’UGTT a été l’un des piliers de l’ordre social, avec l’armée et la police tunisiennes. Cela dit, l’UGTT, pour défendre l’indépendance de son appareil, maintient une certaine posture radicale et apparaît comme le seul contre-pouvoir existant à l’échelle nationale. Cela permet à des courants maoïstes, staliniens pro-albanais, trotskistes, de trouver ici et là un terreau militant pour subsister. De fait, la direction de l’UGTT a toujours dû compter avec cette opposition minoritaire, qui parvient tout de même à tenir quelques positions locales dans certaines fédérations et/ou certaines villes industrielles : Kasserine, Sfax, Bizerte, et autour du bassin minier de Gafsa, dans la fédération de l’enseignement primaire, etc.

Décembre 1977, le massacre du Jeudi noir

L’abandon de l’étatisme économique a fait passer l’UGTT dans l’opposition. La tension entre l’UGTT et le gouvernement est allée crescendo, jusqu’à l’affrontement entre l’UGTT et l’État en 1977-1978 lors de la crise dite du Jeudi noir. En décembre 1977, l’UGTT appella à la première grève générale depuis l’indépendance, qui fut un véritable succès. À l’origine de cet appel, on trouvait quelques syndicalistes conduits par Habib Achour qui voulaient lancer un « avertissement » au Destour (le parti de Bourguiba), lequel multiplia les provocations à l’encontre de l’UGTT. De fait, la grève fut un succès, la classe ouvrière s’engouffra dans la brèche ouverte par les dirigeants syndicaux. Le conflit tourna vite en affrontements avec les forces de répression, qui se soldèrent par des dizaines, voire des centaines de morts et des milliers de blessés et de personnes emprisonnées. Dixit l’UGTT, le principal responsable des massacres du « Jeudi noir » avait été Zine el-Abidine Ben Ali, à l’époque le dirigeant des services de renseignement.

Lors des émeutes du pain de 1984, là encore, l’UGTT s’est opposée au gouvernement. À chaque fois, la police s’en prit à l’UGTT : des centaines de cadres et de dirigeants, dont Habib Hachour, et Abdessalem Jerad, l’actuel secrétaire général de l’UGTT, furent emprisonnés. Certains furent assassinés.

Syndicat officiel sous Ben Ali, dissidences locales

En 1989, la centrale finit par se doter d’une direction proche de Ben Ali qui venait de prendre le pouvoir. Dès lors, l’UGTT s’est alignée systématiquement sur les positions officielles et sur celles du patronat, tunisien comme étranger, alors que le tourisme devenait le secteur numéro un de l’économie tunisienne.

Il fallut attendre les années 2000 pour voir un début de renouveau syndical, avec les grèves organisées dans l’Enseignement, la Santé publique et de nombreuses entreprises publiques et privées. Ainsi, en 2004, la direction dut batailler ferme en interne pour imposer le soutien à la réélection de Ben Ali, face à l’opposition de plusieurs syndicats, dont celui de la Santé et de l’Enseignement, ainsi que de structures locales ou régionales.

En 2009, l’UGTT revendiquait 517 000 adhérents [1] (350 000 selon AFP), dont 35 % de femmes. Les moins de 35 ans représenteraient 38 % de l’ensemble des adhérents.

Au sein de l’UGTT, on trouve des militants du Tajdid, du PDP, du MDS, du PCOT… mais aussi du RCD, le parti de Ben Ali, et énormément d’indépendants. On se retrouve parfois dans des situations ubuesques, comme lors du long conflit du bassin minier de Gafsa (voir CR 73) : le patron des entreprises sous-traitantes, cible des manifestants, était le secrétaire régional de l’UGTT, tandis que les cadres locaux organisaient la contestation et furent envoyés en prison. L’UGTT s’est bien gardée d’afficher un soutien franc au niveau national.

2011 : structures locales contre direction nationale

Dans les événements de ces dernières semaines, on retrouve la même opposition entre la direction et les structures locales. Alors que le bureau exécutif est resté passif vis-à-vis de ce qui s’est passé à Sidi Bouzid, dans des villes industrielles comme Kasserine ou Sfax, les cadres locaux, les « second rangs » de l’UGTT, se sont activés pour tenter d’étendre le mouvement. Ce sont eux qui ont appelé à la chute de Ben Ali à partir du 8 janvier, lorsque les snipers qui tiraient sur les manifestants firent leur apparition. Ce sont eux enfin qui ont lancé la manifestation du 14 janvier à Tunis, point culminant de la contestation qui décida Ben Ali à s’enfuir.

Ensuite, alors que la direction de l’UGTT s’était précipitée pour participer au gouvernement d’union nationale, la base de l’UGTT n’a pas accordé la moindre confiance à ce gouvernement essentiellement constitué de membres du RCD. La direction subit donc un premier camouflet lorsque la commission administrative, sorte de parlement de l’UGTT, ordonna la démission des ministres issus du syndicat.

Négociations avec le gouvernement provisoire

Depuis, la direction de l’UGTT cherche à ouvrir un cycle de négociations avec le gouvernement provisoire, sur des problèmes comme le chômage, la vie chère, les inégalités entre les territoires, ou encore les atteintes aux libertés démocratiques. Autant de problèmes qui touchent toute la population tunisienne, mais qui ne pourront trouver de solution dans le cadre du capitalisme, encore moins dans un tête-à-tête avec le gouvernement !

La gauche de l’UGTT et les comités de sauvegarde de la révolution

Dans le même temps, on retrouve les cadres locaux de l’UGTT, aussi appelés « la gauche de l’UGTT », dans les multiples grèves qui ont éclaté partout dans le pays, dans tous les secteurs. Les travailleurs ont mêlé leurs revendications sociales à des demandes de démission des dirigeants, presque à chaque fois des profiteurs du régime Ben Ali. On les retrouve encore dans l’organisation de comités locaux de vigilance et de sauvegarde de la révolution. [2]

De leur côté, des porte-parole de l’UGTT se lamentent dans les journaux bourgeois sur les menaces qui planent sur l’économie tunisienne, appellent les travailleurs et les syndicalistes « à redoubler d’efforts et à faire preuve d’abnégation afin de protéger les entreprises économiques publiques et privées, et les établissements éducatifs ; afin de préserver les postes d’emploi » – ce au nom de quoi, à peu de choses près, quelque 2 000 patrons à Tunis viennent d’organiser une « marche pacifique pour la sauvegarde de l’économie nationale ». Bref, la direction de l’UGTT souhaite le retour au calme social. Son bureau exécutif vient de se féliciter des décisions du Président de la République, depuis le départ de Ghannouchi, d’élaborer une nouvelle Constitution et se porte déjà candidat à « participer à l’élaboration de la nouvelle loi électorale ».

Mais le processus révolutionnaire suit son cours, et les choses évoluent vite. Déjà, on annonce la création d’une nouvelle centrale syndicale, la CGTT. Si l’initiateur de ce nouveau syndicat ne semble pas se démarquer clairement de la vieille UGTT, il n’est pas dit que ceux qui y entreront n’en profiteront pas pour y mettre un autre contenu. Même à l’intérieur de l’UGTT, le rapport de forces n’est pas toujours en faveur de la direction, et celui-ci évolue de jour en jour. Il est clair qu’un des enjeux de la révolution sera de savoir comment la « gauche de l’UGTT », dont certains membres sont issus de courants d’extrême gauche, va se structurer au-delà de ses positions locales. Et, surtout, quelles perspectives et organisations politiques ces courants seront en mesure de proposer à l’ensemble de la classe ouvrière, de la jeunesse et de la population tunisienne.

28 février 2011

Marianne SYSCOBORD


[1Voir le site de l’UGTT : http://www.ugtt.org.tn/

[2Cf. l’article de Pierre PUCHOT sur Mediapart, « L’UGTT et l’armée au centre et la radicalisation », 20 janvier 2011, et aussi : « UGTT, le syndicat qui a politisé la « Révolution du jasmin » article AFP du 20 janvier 2011, publié dans Jeune Afrique.

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