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Des gardes rouges aux yuppies, du petit livre rouge au Financial Times, le PC chinois fête ses 50 ans de pouvoir... Mais la classe ouvrière n’a jamais été preneuse

1er octobre 1999 Monde

En Chine le pouvoir se prépare fébrilement à fêter, ce premier octobre 1999, le cinquantième anniversaire du régime. Car c’est le 1er octobre 1949 que Mao Zedong, entré dans Pékin à la tête de ses troupes paysannes, proclama du haut du balcon dominant la place Tien An Men la République Populaire de Chine. Désormais, annonçait-il, les Chinois étaient debout, ils allaient vivre libres et ne plus subir le joug d’aucune exploitation.

Le premier octobre 1999, les drapeaux rouges de la révolution maoïste flotteront encore sur la place Tien An Men et les édifices publics, mais pour fêter l’affairisme retrouvé de ce « socialisme de marché », nouveau credo des dirigeants de Pékin. L’armée qui paradera avec ses chars dans les artères de la capitale, comme paradent les armées bourgeoises lors des fêtes nationales de tous les pays du monde, est toujours dite « armée populaire ». Même si elle n’est depuis cinquante ans que le principal pilier du régime qui domine le peuple, avec ses profondes inégalités, sa couche de privilégiés et sa corruption.

Cette révolution chinoise qui suscita d’immenses espoirs en Chine et dans le tiers monde, qui fut vilipendée par les gouvernements des grandes puissances impérialistes parce qu’elle fut l’une des premières et des plus radicales de ces révolutions qui ébranlèrent dans les années 50-60 les vieux empires coloniaux, n’a pourtant pas tenu ses promesses. Elle eut ses limites de classe. Mao représentait la petite bourgeoisie nationaliste moderniste, mais pas la paysannerie pauvre et encore moins la classe ouvrière. Elle n’avait pour ambition politique que de débarrasser la Chine de la domination coloniale, du règne des grands propriétaires et seigneurs féodaux chinois et de la bourgeoisie compradore, pour moderniser le pays en dirigeant « son » peuple, pas en lui accordant la moindre parcelle de pouvoir.

Cette révolution a profondément transformé la Chine. Elle a été d’abord celle de la dignité retrouvée pour un peuple de paysans et coolies jusque-là opprimés et surexploités par les seigneurs de guerre et les puissances impérialistes. Elle a effectivement en grande partie modernisé la Chine, notamment en apportant un minimum d’éducation, l’école dont l’immense majorité du peuple chinois était jusque-là privée. Et elle a en partie, sous l’égide de l’état, industrialisé rudimentairement la Chine.

Mais elle l’a fait d’en haut, avec des moyens de pauvres, par une dictature féroce exercée sur les paysans et les ouvriers chinois par les nouveaux cadres du parti unique qui n’avait de communiste que l’étiquette, et de l’armée, fusion de l’ancienne armée de libération et de lambeaux de l’armée de Tchang Kai-shek ralliés au régime, devenue depuis 1949 l’ossature du régime.

La rupture avec l’impérialisme elle-même n’a pas été un choix des nouveaux dirigeants de la Chine. Il a été celui des grandes puissances, en premier lieu des États-Unis, qui ont décrété à l’époque un blocus du pays, l’obligeant à un développement quasi autarcique. L’industrialisation relative qu’a connu le continent pendant les trente premières années du nouveau régime s’est faite par une politique étatiste, avec les difficultés intrinsèques dues au sous-développement intérieur et à l’isolement mais aussi avec les errements d’un régime dictatorial qui n’a jamais tenu aucun compte des sacrifices imposés à la population et a pressuré les classe populaires, paysans et ouvriers des villes, fortement encadrés par l’appareil d’État et ses appendices, parti et syndicat uniques.

Les vingt ans d’ouverture économique que la Chine a ensuite connus ont eux aussi été amorcés par un retournement de la politique des puissances impérialistes, lorsque les États-Unis, au moment où ils décidaient de se désengager de la guerre du Viêt-nam, renégociaient l’ensemble de leur politique en Asie et choisissaient d’y assurer leur présence en renouant avec le géant de la région, la Chine.

Cette ouverture économique au monde capitaliste n’a guère à ce jour modifié beaucoup le régime politique. D’autant que les bureaucrates chinois du parti et de l’armée, les directeurs d’industries ou chefs de provinces, qui avaient depuis longtemps, par la corruption, développé plus ou moins en cachette leurs affaires privées, étaient les mieux placés pour bénéficier du passage à la légalisation des affaires privées. Et ces symboles de leur régime, drapeau et étoile rouge, font désormais bon ménage avec la bourse. Car en Chine, tout comme en France, le jésuitisme politique ne manque pas de ressources : l’actionnariat, expliquait par exemple au congrès du PC chinois de 1997 un des principaux responsables des réformes du système étatique, « ne correspond absolument pas à la privatisation, c’est une mesure permettant au public d’investir pour le développement de la société socialiste ». Les différences étant ce qu’elles sont, on croirait entendre Gayssot parler de la privatisation d’Air-France !

Certes, les gouvernements des grandes puissances se sont sentis tenus de manifester leur désapprobation, du bout des lèvres, au moment du massacre de la place Tien An Men en 1989. Les dissidents que le régime chinois tient encore emprisonnés sont pour la plupart de fervents partisans de la libéralisation économique de la Chine, et regardent du côté des partis politiques et de la prétendue « démocratie » qui prévalent en occident. Et les États-Unis sont prêts à en héberger quelques-uns. Pour préparer l’avenir. Mais pour le présent, le gouvernement américain comme les gouvernements français, anglais, japonais ou allemand, s’accommodent fort bien du régime chinois et de cette dictature qui reste féroce pour les plus pauvres.

Car ce sont encore les plus démunis parmi les quelque 1 247 millions de Chinois qui ont fait les frais du rabibochage de la Chine avec le monde impérialiste et des réformes économiques qui ont suivi. Au cours des vingt dernières années, avec la contre réforme agraire à la campagne, la légalisation des affaires privées, les privatisations, les fermetures d’entreprises non rentables, ce sont les disparités sociales au sein même des couches populaires chinoises, et entre les diverses régions, qui se sont profondément aggravées. D’un côté, une petite bourgeoisie affairiste s’est développée. De l’autre, une partie de la population la plus pauvre a été précipitée dans la plus grande misère. Sans parler bien entendu de l’enrichissement éhonté de la minorité des privilégiés, dont la disparité de niveau et style de vie avec le reste de la population était déjà tellement grande que ce n’est pas forcément le changement le plus voyant. Sans parler de la multiplication de ces zones franches où les entreprises occidentales (ou capitalistes asiatiques du Japon, de Corée, de Taïwan ou de Hong-Kong), viennent surexploiter une force de travail qualifiée, a des prix extrêmement bas.

Alors aux yeux des gouvernants des grandes puissances, comme aux yeux des couches privilégiées du pays, le grand mérite du régime chinois, jusqu’à présent, est d’être parvenu à encadrer et contrôler efficacement la population de cet immense pays, et à y maintenir l’ordre malgré l’aggravation des injustices. Mais un ordre que tous savent fragile. Parce que les travailleurs et pauvres de Chine qui ont une fois déjà ébranlé le monde et qui représentent le cinquième de la population de la planète, restent un potentiel explosif. Surtout que depuis quelques années, ils n’acceptent pas sans réactions les coups que leurs gouvernants leur portent.

Colère dans les campagnes

Pendant les années 80, en entamant la « décollectivisation », en « libérant l’initiative privée » et les possibilités d’enrichissement, en desserrant les pressions fiscales et policières, le régime a gagné du crédit dans les campagnes auprès de la minorité qui y a trouvé son compte. Mais les inégalités ont explosé et aggravé encore la « crise des ciseaux » entre les prix des produits agricoles sur le marché dont la tendance était à la baisse et les prix des outils, carburants, engrais nécessaires au travail qui grimpent en flèche. Coincés entre la montée des coûts de production et leurs revenus rognés, bien des paysans, parmi les plus pauvres, ne parviennent plus à vivre de leur travail, d’autant qu’avec la pression démographique et la concentration des terres, la superficie cultivable par personne diminue.

La misère grandit dans les campagnes. Et ce qui nourrit particulièrement l’exaspération des villageois, ce sont les taxes et les abus des cadres locaux. En janvier dernier, 4 000 paysans ont manifesté dans le Hunan contre la corruption et les impôts, après le suicide d’un paysan jeté en prison parce qu’il ne pouvait pas les payer. Les forces de police sont intervenues, faisant un mort et une centaine de blessés. Neuf « meneurs » ont été arrêtés et demeurent sous la menace d’une dizaine d’années de prison. Plus que jamais les paysans ont le sentiment que se vérifie la chanson populaire :

"Je ne crains ni le Ciel ni la Terre,

Seulement le chef du village quand il vient faire la loi...« Officiellement, les taxes ne doivent pourtant pas dépasser 5 % des revenus d’un paysan. Cela n’empêche pas toute la pyramide des cadres, du chef de village jusqu’aux gouvernants de la province en passant par la police, le district, la municipalité, de se payer sur la bête. La presse officielle a même relevé que des paysans subissaient »illégalement« des prélèvements de 80 % sur leurs revenus ! Tous les prétextes sont bons pour faire passer le villageois à la caisse : la nouvelle école (à construire), une route (que personne ne verra jamais), un pont, et surtout les »dépenses extraordinaires« que les paysans traduisent par : »banquets et gueuletons« pour les propriétaires et cadres locaux. Alors, puisque »dîmes et impôts sont plus féroces que les tigres« , une autre chanson populaire donne le conseil : »...A grand tapage grande solution,

A petit tapage petite solution,

Pas de tapage, pas de solution.« Depuis quelques années, les »incidents" se sont multipliés, et dans plusieurs cantons des bâtiments officiels et des greniers d’État ont été saccagés et incendiés. La presse de Hong Kong, citée par la revue Courrier International de septembre 1997, faisait état de plus de 230 incidents violents dans neuf provinces entre l’hiver 96 et le printemps 97. De mai à juillet 97, plus de 500 000 paysans auraient participé à près de 300 manifestations, protestant presque toujours contre des malversations et des injustices de la part des cadres. Ces données sont parcellaires et ne sont peut-être que des paquets de mer dans l’immense océan de la paysannerie chinoise. Mais ces émeutes indiquent cependant un climat social qui est loin d’être serein dans les campagnes.

Une marée de migrants

Autre facteur « d’instabilité » pour le régime : les quelque 150 millions de ruraux dont les réformes font des « sous-employés » dans les campagnes, qui ne peuvent plus vivre ni de l’agriculture, ni d’un travail dans l’industrie rurale. Une grande partie de ces paysans prolétarisés gagnent les villes en nombre croissant, attirés par leur boom économique. En moins de 20 ans, la Chine a connu un exode rural spectaculaire. Le taux d’urbanisation qui avait presque stagné depuis 1949, bloqué par la politique volontariste de l’État, est passé entre 1986 et 1995 de 17 à 26 %. Soit près de 10 % de plus, ce qui à l’échelle de la Chine signifie 100 millions de personnes. En 1995, la Sécurité publique (car cet exode est d’abord considéré par les responsables du régime comme un problème de sécurité !), estimait la population « flottante » à 80 millions de personnes, dans les 23 villes chinoises de plus d’un million d’habitants. Selon le Monde Diplomatique de mars 1995, le nombre des migrants estimé à 30 millions en 1986, 50 millions en 1988, 60-80 millions en 1989, en augmentation donc de 20 % environ chaque année, pourrait avoir atteint quelque 150 millions en 1995.

Ces dizaines de millions de prolétaires qui « flottent » entre les campagnes et les villes, ces « mingong » ou migrants, errent de gare en gare, s’installent où ils peuvent en évitant la police qui les rackette et leur demande leur hukou (permis de résidence urbain qui autorise son bénéficiaire à résider dans telle ou telle ville, instauré de longue date par un régime policier soucieux de contrôler la population), cherchent à se faire embaucher comme domestiques, ou sur les chantiers, dans les usines « collectives » ou privées, parfois dans les entreprises à capitaux étrangers ou « mixtes » des « zones économiques spéciales » (ZES). Cette nouvelle classe ouvrière subit une terrible exploitation, en particulier dans ces ZES et leurs entreprises à l’enseigne de trusts occidentaux Thomson, Alcatel, Philips, Sony, Reebok, etc.- ou sous-traitantes chinoises de ces trusts. C’est là qu’on trouve des concentrations de milliers d’ouvriers et souvent d’ouvrières, de 18 à 25 ans, âge auquel elles sont renvoyées au village pour se marier. Logés et logées dans des chambrées, des baraquements. Avec des salaires de moins de 500 francs par mois, charges comprises. Vingt fois moins qu’en France. Huit fois moins qu’en Tunisie. C’est là qu’on trouve aussi ces ouvriers qui dorment sur place, enfermés dans des dortoirs et qui peuvent y périr en cas d’incendie, comme c’est arrivé il y a quelques années à 87 d’entre eux dans une fabrique de jouets de la zone de Shenzen (la presse occidentale l’a relaté).

Ces travailleurs « flottants » font la fortune de la nouvelle bourgeoisie chinoise, cul et chemise avec la bureaucratie à laquelle elle s’identifie en partie. La fortune mais aussi la crainte car leur surexploitation ne se passe pas sans réactions et retours de manivelle. Des grèves ont éclaté et ont permis d’arracher aux patrons des augmentations de salaires, ou d’imposer une baisse du temps de travail, ou tout simplement le droit d’avoir un jour de repos par semaine.

100 millions d’ouvriers du secteur public menacés

Mais les réactions les plus dures de la classe ouvrière sont venues du secteur d’État lui-même. Car le régime a décidé de lancer une attaque massive contre la classe ouvrière du secteur public.

La classe ouvrière chinoise d’aujourd’hui s’est constituée en quelque sorte en deux « générations ». De 1949 à la fin des années 70, il y eut d’abord une industrialisation volontariste, à marche forcée et fondée en grande partie sur l’industrie lourde. Pendant ces 30 premières années du régime, la classe ouvrière a vu exploser ses effectifs. Selon des estimations de l’universitaire belge Roland Lew (« Le monde ouvrier chinois et le régime, 1949-1985 »), la Chine aurait compté 11 millions d’ouvriers en 1949, dont 2 ou 3 millions dans des usines proprement dites. Le seul secteur industriel aurait compté 13,8 millions d’ouvriers et employés en 1957, 44,3 millions en 1979. De 1957 à 1979, soit en vingt ans, les effectifs de la classe ouvrière industrielle auraient été multipliés par trois. Or, aux 44 millions de travailleurs de l’industrie de 1979, s’ajoutent les 6,7 millions de travailleurs des transports, postes et télécommunications (6 fois l’effectif de 1952), les 8 millions de travailleurs de la construction (8 fois l’effectif de 1952). Pendant ce temps, la population totale du pays doublait. Bref, à la fin, des années 1970, la Chine totalisait, dans son secteur public, 100 millions de salariés.

A partir de 1979, la classe ouvrière chinoise connut une nouvelle phase de croissance, cette fois sous des formes différentes. A cette époque, la nouvelle équipe dirigeante groupée autour de Deng Xiaoping lança ses « réformes » sur les « trois fronts » : la décollectivisation des campagnes (décembre 1978), la décentralisation de l’administration et la dévolution de pouvoirs et de budgets aux bureaucraties locales, enfin l’ouverture aux capitaux étrangers avec la création des premières zones franches spéciales en 1979. L’industrialisation connut un nouveau bond, avec l’explosion du secteur privé et du secteur dit « collectif » (cachant aussi mal qu’une feuille de vigne les vrais propriétaires ou les détournements de fonds publics). D’ailleurs, les nouveaux riches cyniques complétaient la maxime des petits bourgeois maoïstes qui voulaient que les soldats et cadres rouges soient dans la population « comme des poissons dans l’eau », en ajoutant que « les poissons ne se nourrissent jamais mieux qu’en eaux troubles »...

Aux 100 millions de salariés du secteur d’État des années 1970 chiffre qui a continué à croître se sont ajoutés les dizaines de millions de nouveaux prolétaires du « privé ». La part du secteur d’État dans la production industrielle a donc chuté de 78 % en 1979 à 34 % en 1994, tandis que le secteur dit « collectif » passait de 22 % à 40 % et le secteur proprement privé, dont les entreprises étrangères, de 1 % à 26 %. En 1998, selon un bilan de février 1999 de la Far Eastern Economic Review de Hong Kong, les entreprises collectives, urbaines et rurales, employaient 118 millions de salariés tandis que les entreprises privées en employaient 68 millions.

Le bol de riz en fer et la grande marmite commune ?

Le régime est lancé aujourd’hui dans une attaque en règle contre les travailleurs des entreprises d’État. Certes, dès le début des réformes de l’équipe de Deng Xiaoping, la campagne contre les salariés du secteur avait commencé. La presse officielle se répandait en lamentations contre le « caractère anti-économique » des « privilèges ouvriers ». Il était déjà question de restructurer le secteur pour « les faire travailler ». Les salariés du secteur n’étaient pas assez mobiles, leurs avantages étaient coûteux, leur revenu n’était pas lié à leur rendement personnel... Les « réformateurs » du régime s’attaquaient au statut d’une partie de la classe ouvrière. Statut dont les avantages se voulaient illustrés par la double image du « bol de riz en fer », et de « la grande marmite commune » !

Le bol de riz en fer, c’était l’emploi à vie que le régime se flattait d’avoir apporté aux travailleurs. La grande marmite commune, c’était le salaire à peu près égal (entre les ouvriers) qu’ils récupéraient en y plongeant leur louche, à quoi il fallait ajouter un ensemble d’« avantages » : soins médicaux, aides au logement, scolarisation, droit à une retraite, ou encore « prime de charbon ». Et comme le gouvernement subventionnait les prix alimentaires, il était probablement plus enviable d’être ouvrier que d’avoir à supporter les aléas de la condition paysanne parfois moyenâgeuse.

La réalité n’était pourtant pas si reluisante ! D’abord parce que les ouvriers statutaires ne furent jamais qu’une partie de la classe ouvrière. A côté d’eux, il y eut toujours des millions d’ouvriers temporaires, surexploités et sans le moindre droit, des « apprentis » en stage pendant trois ans, en principe, avant d’être titularisés et payés 3 à 4 fois moins que les autres, subissant les brimades des chefs et les conditions de travail les plus dures. Mais il y eut surtout les millions de paysans mobilisés par l’État pour les besoins de l’industrialisation, logés dans des dortoirs ou des taudis, et renvoyés à leur misère villageoise quand on n’avait plus besoin d’eux. Ces travailleurs « non officiels » n’étaient pas quantité négligeable puisqu’ils furent 6 millions à être déplacés arbitrairement lors du premier plan quinquennal, entre 1953 à 1957. Ensuite, à l’époque du Grand bond en avant, entre 1957 et 1959, leur nombre gonfla subitement de 2,4 à 12 millions ! Bientôt renvoyés aux champs pour la plupart.

Quant au statut de « permanent », c’était certes ne pas pouvoir être licencié, mais c’était aussi ne pas pouvoir quitter son entreprise, être attaché à sa machine. Quant aux privilèges, encore fallait-il qu’ils soient effectivement attribués. Les salaires étaient bas, les logements petits. Alors qu’en 1949, chaque habitant des villes disposait de 4,5 m2 en moyenne pour se loger, la surface s’était réduite à 3,6 m2 en 1979 ! Et il ne faut pas oublier que cette classe ouvrière « privilégiée » dut subir, autant si ce n’est plus que les autres classes populaires, les campagnes brutales du régime pour lui faire produire toujours davantage, se serrer la ceinture, sans aucun droit d’expression ni d’organisation pour défendre syndicalement ou politiquement ses intérêts de classe.

La plus grande privatisation ou le plus grand licenciement du monde ?

Cependant, la bureaucratie n’attaqua pas de front la classe ouvrière et au tournant politique des années 1970, n’avait pas les moyens d’une ouverture au marché si rapide. C’est progressivement qu’elle introduisit les mesures administratives et juridiques ad hoc. En 1984, elle décida de remplacer l’emploi à vie par l’embauche sous contrat. Mais seulement pour les nouveaux embauchés, les anciens gardant leur statut. En 1988, une loi sur les faillites fut adoptée. C’est-à-dire le principe de la fermeture d’entreprises et à la clef, les licenciements.

A partir de 1993, les conséquences de l’« ouverture au marché » s’accélérèrent. D’abord, dans de nombreuses entreprises, les travailleurs durent courir de plus en plus après leur salaire, versé avec retard ou partiellement, en pleine période d’inflation. En 1994, dans douze villes du Shanxi, 56 % des ouvriers ne recevaient plus leur salaire intégral. Dans une ville comme Shaoyang, 36 000 ouvriers soit 60 %du total des effectifs des 172 entreprises d’État, furent mis à pied non pas licenciés, mais « en congé ». Ils gardaient leur hukou, leur bol en fer mais vide, et durent partir sur les routes retrouver du travail. 10 000 se seraient exilés dans les villes de la côte.

Le phénomène devint désormais massif. En septembre 97, le 15e congrès du Parti communiste chinois (PCC), fut l’occasion pour le chef de la « troisième génération du noyau dirigeant du parti », Jiang Zemin, d’annoncer les « difficultés temporaires » que connaîtraient une partie des travailleurs du fait de la politique de restructurations, fusions, mises en faillite ou ventes des entreprises d’État. Il faudrait éliminer les salariés en sureffectif dont le nombre était évalué à... 40 millions (40 % de la main-d’oeuvre de ces entreprises d’État).

De fait, selon la Far Eastern Economic Review du 15-02-99, 3 à 4 millions d’emplois d’État ont été détruits chaque année depuis 1993. Soit un total de 17 millions de licenciés ou « mis en congé », à la fin 1998. C’est-à-dire presque 1 sur 5, condamné à des petits boulots et à de dérisoires indemnités de chômage, quand elles sont versées. Il faut aussi compter les licenciements déguisés, les 9 millions de travailleurs dits « déplacés », les 11 millions qui attendraient leur salaire, les 2,3 millions de retraités qui ne touchent plus leur pension. Et le compte n’y est toujours pas puisqu’il faut ajouter le « dégraissage » de l’appareil d’État lui-même, de l’administration jugée « pléthorique ». Soit 12 millions de (petits) fonctionnaires déjà renvoyés en 1998.

Dans certaines régions, comme dans le nord est, bastion des mines et de l’industrie lourde, la réforme a pris un tour catastrophique. Le chômage (non officiel, bien sûr) dans certaines villes industrielles aurait passé le cap des 60 % ou 70 %. Certains ouvriers se seraient même vu offrir par leurs directeurs, à leur départ, un matériel de cireur de chaussures.

Pour les travailleurs, les effets de l’énorme opération de privatisation et de braderie s’ajoutent à ceux de la pression démographique et de l’exode rural. Selon un économiste de l’« Académie chinoise des sciences », Hu Angang, cité par la Far Eastern Review, le chômage urbain (on ne compte pas les sans emploi des campagnes en Chine) serait officiellement passé de 3,3 % en 93 à quelque 8 % en 98. Des sources non officielles l’estiment à 20 %, selon la même revue. Certains espéraient-ils en haut lieu que les tensions sociales résultant du gonflement du chômage et de la misère pourraient être atténuées par la croissance du secteur privé, prétendument capable d’absorber le surplus de main-d’oeuvre et les travailleurs licenciés ? Mais la croissance chinoise a ses limites, malgré les prédicateurs d’une « Chine première économie du monde » en 2020 ou 2050 ! Et le krach asiatique a frappé. Le premier ministre reconnaissait en mars dernier, devant la session de l’Assemblée nationale populaire, que son impact sur l’économie chinoise avait été sous-estimé : tassement des exportations, reflux des investissements extérieurs, net ralentissement de la croissance. Le gouvernement persévère néanmoins dans sa politique de licenciements de millions de travailleurs. Non sans risque pour lui, à vrai dire, car ces dernières années, la classe ouvrière a souvent réagi violemment.

Colère dans la classe ouvrière

Ces dernières années, la colère a surtout explosé dans les grandes villes ouvrières du centre du pays, là où le « dégraissage » du secteur d’État est le plus avancé.

Selon des chiffres officiels, il y aurait eu, en 1993, 12 000 « incidents », grèves, manifestations, pétitions, voire lynchages de cadres. Dont 2500 occupations d’usines, destruction et incendie de bâtiments publics et détentions de membres de la hiérarchie. D’autres sources font état pour cette même année de 6300 grèves. Selon les chiffres fournis par le Monde Diplomatique de novembre 1997, il y aurait eu cette année-là 26 000 mouvements d’agitation ouvrière, en augmentation de 59 % par rapport à 1996. Pour 1998, selon un syndicaliste de Hong Kong, Han Dangfang qui avait fui le massacre de 1989 et édite le bulletin « Labour China », il y aurait eu 215 000 manifestations liées à des conflits du travail, 500 auraient débouché sur des violences, 78 policiers auraient été tués. Encore une fois, ces données sont partielles et il est impossible d’apprécier le retentissement des « incidents » sur lesquels le voile est levé. D’autant que le régime fait le black-out sur les informations, dont la divulgation est officiellement interdite et passible de lourdes peines de prison.

N’empêche que des rébellions ont lieu et qu’elles ne restent pas ignorées. En mai 1993 déjà, 7 000 ouvriers mis à pied ont manifesté devant le bureau des mines, dans le Heilongjiang, avec le slogan « Nous voulons travailler, nous voulons vivre. » A Harbin en 1994, des ouvriers ont manifesté devant le comité provincial du parti, parce qu’ils n’avaient pas été payés depuis 6 mois. A Anshan, plus de 5 000 ouvriers des aciéries ont manifesté dans la ville pendant 3 heures, aux cris de « Les ouvriers sont les maîtres du pays ! », « Défendons les intérêts des ouvriers », « A bas la nouvelle bourgeoisie » et même, ironique retournement des slogans du pouvoir, « Nous voulons le socialisme pas le capitalisme ! »

Au Shaanxi, des travailleurs des chemins de fer, des usines de machines-outils et de la métallurgie ont manifesté ensemble devant le siège des syndicats contre les licenciements, contre le démantèlement de la protection sociale, et pour réclamer des subventions pour envoyer les enfants à l’école. Au Hunan, des ouvriers sont descendus dans la rue aux cris de « Nous ne voulons pas les droits de l’homme, nous voulons manger ! » réponse au président Jiang Zemin, qui avait opposé les « droits de l’homme » artificiels de l’Occident au droit prétendument garanti par le PCC de manger à sa faim.

A Mianyang, en juillet 1997, dans la province du Sichuan, et une fois de plus à cause de la mise en faillite de plusieurs usines, une manifestation ouvrière a bloqué les voies de chemin de fer et les autoroutes tout autour de la ville. Selon des dissidents, elle aurait regroupé 100 000 personnes, qui réclamaient le versement des allocations de chômage auxquelles elles avaient droit. Le gouvernement aurait répondu par le couvre-feu, et fait intervenir violemment la « police armée » qui aurait fait une centaine de blessés et aurait procédé à autant d’arrestations parmi les ouvriers.

A Nanchong, toujours dans le Sichuan, en 1998, des ouvriers « mis en congé » ont manifesté devant leur usine pour réclamer les indemnités qui leur étaient promises depuis 6 mois. Ils ont alors fait le tour des usines de la ville et ont formé un cortège de 20 000 travailleurs. Le siège provincial du parti a été encerclé. Les autorités assiégées. Les troupes de répression sont intervenues, ont arrêté des « meneurs », mais aussi... des directeurs d’usine et des cadres « corrompus » accusés d’avoir détourné l’argent des indemnités ! Le gouvernement a débloqué un fonds d’urgence.

Demain, la Chine ?

L’avenir de la Chine reste évidemment un point d’interrogation pour tous. Pour ses dirigeants comme pour ceux qui dans le monde militent pour l’émancipation sociale et la révolution prolétarienne. Contre les travailleurs des villes et des campagnes chinoises en colère contre la misère, les inégalités, les injustices et la corruption, les classes dominantes et leurs supplétifs ont évidemment bien des armes à leur disposition. Des forces de répression colossales, officielles ou non, à l’état brut. Des armes idéologiques comme l’illusion d’une démocratie à l’occidentale, comme le nationalisme exacerbé, voire toutes les formes politiques musclées d’intégrisme religieux. Eau bénite, sabres et goupillons. La Chine peut voir demain ses travailleurs et ses plus pauvres devenir le jouet de démagogues régionalistes, fanatiques, fascisants.

Tout est possible. Y compris la résurgence d’idéaux de classe qui ont marqué le pays tout au long du siècle.

Aujourd’hui, les réactions, grèves voire révoltes ouvrières et paysannes semblent isolées, ignorées les unes des autres, tout au moins selon les informations partielles dont nous disposons. Elles ne semblent pas avoir conscience qu’elles peuvent et doivent constituer un mouvement ouvrier, une force politique à l’échelle nationale parce que d’un bout à l’autre du continent, les exploités et opprimés ont des intérêts fondamentaux identiques, à la différence des bourgeois dont les coteries, clans, cliques et bureaucraties se font âprement concurrence d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre, et se bousculent pour attirer à eux quelques capitaux ou faveurs des trusts impérialistes.

Puisque les bilans sur le vingtième siècle sont à la mode, on peut dire que la classe ouvrière chinoise est l’une de celles qui en un siècle ont donné le plus de frayeurs aux bourgeois ! Et à l’aube du troisième millénaire, en voilà une, en tout cas, qu’ils ne peuvent en aucune façon se flatter d’avoir domestiquée.

Publié dans Lutte de classe n° 45, septembre-octobre 1999

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