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Police, justice, prisons...

Après la manif, la prison pour tous ?

Mis en ligne le 10 novembre 2016 Convergences Société

Début octobre, Manuel Valls a annoncé la construction de 33 nouvelles prisons, soit 16 000 cellules supplémentaires. Il s’agirait de réduire la surpopulation carcérale et d’améliorer ainsi les conditions de détention, régulièrement dénoncées comme inhumaines par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais construire des prisons est-elle la solution ?

Il est vrai que la surpopulation carcérale atteint des sommets : le taux de remplissage des prisons est de 115 % en moyenne et de 138 % dans les maisons d’arrêt, où sont effectuées les peines de moins de deux ans et les détentions provisoires [1]. Ce taux dépasse même 180 % dans plusieurs maisons d’arrêt, comme à Bordeaux, Nice, Fresnes ou Meaux, avec un record à 215 % à Nîmes. Mais les nouvelles places ne vont certainement pas régler la question. La capacité de détention a beau avoir augmenté de 50 % dans les années 1990-2000, la situation est toujours la même.

Car dans le même temps, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont mené une politique d’incarcération en masse de la petite délinquance – mise à part la parenthèse Taubira, qui a ralenti le mouvement, il faut lui reconnaître. En trente ans, le nombre de détenus a doublé. Il est aujourd’hui de 68 000 pour 58 600 places. Les cellules sont exiguës, parfois insalubres, souvent surpeuplées, des lits non prévus devant être ajoutés pour gérer le surnombre. L’administration pénitentiaire compte même 1 400 détenus réduits à dormir sur un matelas à même le sol. La saturation des prisons n’est pas le résultat d’une explosion de la délinquance. La hausse de la délinquance est largement fantasmée à partir de chiffres qui reflètent l’activité de la police plus qu’une réalité sociale. L’emprisonnement de masse est politique, il est même théorisé sous le nom de la « tolérance zéro ».

« Tolérance zéro » contre les pauvres

La doctrine de la « tolérance zéro » a été développée dans les think tanks néo-conservateurs américains, avec pour objectif de contenir les conséquences délétères de la précarité et de la casse de la protection sociale [2]. Il s’agit en fait d’une version pédante du dicton « Qui vole un œuf vole un bœuf », propagée à coups de séminaires et d’« experts » pour plateaux de télévision, autour de l’image du « carreau cassé » : si un carreau cassé n’est pas immédiatement remplacé, alors l’impression est laissée que l’édifice est à l’abandon et que les autres carreaux peuvent être cassés sans conséquence. Cette théorie explique qu’il faut lutter contre la petite délinquance du quotidien pour faire reculer la grande délinquance, car si un délinquant n’est pas réprimé immédiatement et sévèrement, c’est là qu’il est incité à aller de l’avant. Mise en œuvre méticuleusement à New York par le maire Rudolph Giuliani à partir de 1994, cette doctrine a surtout consisté en un harcèlement policier contre les pauvres : sans-abris qui lavent les pare-brises aux feux, mendiants, petits dealers, graffiteurs, tous ceux dont le maire, les yeux rivés sur les statistiques, voulait « nettoyer » la ville pour rétablir la « qualité de la vie ». Une politique que l’on retrouve aujourd’hui contre les migrants, sans cesse délogés.

En France, la même doctrine inspire les gouvernants. En apprenant qu’un des terroristes du 13 novembre s’était enfui en fraudant le métro, Valérie Pécresse, alors candidate UMP aux régionales en Île-de-France, déclarait : « Moi, je fais partie de ceux qui disent que dès qu’il y a un carreau cassé, c’est fini, ça veut dire qu’on peut casser tous les autres. Dès que l’on commence à frauder dans le métro, dans le RER ou dans le train, dès que l’on commence à taguer les rames, eh bien, ça veut dire qu’on peut tout se permettre, finalement. » On comprend mieux la campagne d’affiches du Stif [3] lancée en septembre dernier pour avertir les fraudeurs qu’ils risquent désormais six mois de prison et 7 500 € d’amende : il s’agit de lutte anti-terroriste !

Ce ne sont pas les grands délinquants qui vont en prison

Bien entendu, la « tolérance zéro » ne vaut que contre les classes populaires. Les patrons qui détournent des milliards ou tuent en mégotant sur la sécurité au travail, les politiciens qui magouillent, des Balkany à Paul Bismuth, ceux-là peuvent dormir tranquillement chez eux. Et même quand ils sont poursuivis, la sanction n’est pas la même, comme l’a décrit un criminologue (qui n’est pas d’extrême gauche) : « L’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement avec sursis est populaire, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien » [4].

En fait, même les crimes (homicides, viols, violences ayant entraîné la mort ou une incapacité, braquages…), qui alimentent les rubriques faits divers et sont montés en épingle pour réclamer plus de sévérité, représentent à peine 2 % des condamnations à la prison ferme.

Alors qui va en prison ?

Pour dix condamnations fermes, il y a trois vols, deux délits routiers (essentiellement conduite en état alcoolique et conduite sans permis), une affaire de violences (le plus souvent avec moins de huit jours d’ITT), une affaire de stupéfiants (surtout détention, acquisition ou usage), un « trouble à l’ordre administratif et judiciaire » (notamment outrage ou rébellion, dont on sait que la police abuse pour couvrir ses propres violences ou qu’elle provoque par son agressivité) et deux divers.

Il s’agit donc surtout de petits délits. Les incarcérations pour usage de stupéfiants ou outrage ont particulièrement augmenté avec les contrôles de police plus fréquents. Ces infractions sont pratiques pour la police, car elles n’existent que si l’auteur est contrôlé : multiplier les contrôles permet donc d’augmenter le taux d’élucidation, indicateur de performance des services de police. Avec le permis à points et les radars automatiques, les délits routiers ont aussi beaucoup progressé en entraînant plus de conduite après retrait de permis [5]. Mais il y a aussi les syndicalistes et les manifestants que l’on envoie aussi en prison désormais.

La petite délinquance n’est pas un phénomène nouveau

Le remplissage des prisons vient donc bien d’une politique répressive et pas d’une délinquance plus massive. Les discours médiatiques sur la délinquance visent à justifier la politique menée, mais relèvent largement du fantasme. L’« expert » en criminologie le plus invité des plateaux de télévision, Alain Bauer, doit son succès à sa proximité avec Valls et Rocard plus qu’au sérieux de ses travaux. Qui plus est, il dirige une société d’audit en sécurité, alors diffuser l’image d’une France « orange mécanique » [6] est bon pour son business.

Bien sûr, le comportement de certains jeunes dans les quartiers populaires pourrit la vie des habitants. Mais cela n’est pas nouveau : on fustige aujourd’hui le « jeune de cité », mais dans les années 1970, c’était le « loubard », dans les années 1950, le « blouson noir », en 1900, « l’apache » et au xixe siècle, le « gamin de Paris » à la Gavroche. Il y a toujours eu une frange de la misère vivant de petits larcins et de trafics… et le stéréotype associé. En fait, les discours s’alarmant sur la hausse de la délinquance sont toujours les mêmes, dénonçant le laxisme de la justice, comme les policiers qui défilent maintenant aux Champs-Élysées. En 1905, on pouvait lire la même rengaine dans Le Matin : « La police arrête les rôdeurs et les envoie au dépôt […] le parquet les relâche ».

Ce qui a changé, c’est surtout le regard porté sur la jeunesse dans une société hyper sécuritaire, ou plus exactement paranoïaque. Désormais, entrer dans un supermarché est suspicieux et il faut se soumettre à une fouille. Alors traîner dans un hall d’immeuble, quel crime [7] ! Mais surtout, les blousons noirs et les loubards avaient un emploi, alors que les jeunes des quartiers populaires, s’ils enchaînent parfois des petits boulots, sont le plus souvent réduits à traîner dans la cité et à vivre de la débrouille. Avec les fermetures d’usines et les suppressions d’emplois, toute une fraction de la jeunesse ouvrière n’a même plus l’opportunité de « se ranger ». Alors les nouveaux chantres du libéralisme proposent de les enfermer. Mais cela n’est même pas efficace contre la délinquance. Aux États-Unis, près de 1 % de la population est en prison, sans que les trafics et la violence des ghettos en soient réduits. Car c’est la violence sociale qui engendre la petite délinquance et elle s’abat de plus en plus forte.

Maurice SPIRZ


[1Chiffres au 1er septembre 2016 publiés par la direction de l’administration pénitentiaire.

[2Sur l’émergence et les conséquences de la « tolérance zéro », lire Loïc Wacquant, Les prisons de la misère (Raisons d’agir, 1999).

[3Syndicat des transports d’Île-de-France, présidé par la Région, donc par Pécresse.

[4Bruno Aubusson de Cavarlay, « Hommes, peines et infractions. La légalité de l’inégalité », L’Année sociologique, no 35, 1985, p. 293.

[5À ce sujet, lire l’enquête anthropologique de Didier Fassin, L’Ombre du monde (Seuil, 2015), qui décrit la banalisation de l’enfermement et les conditions carcérales.

[6Alain Bauer, « Une pléthore d’oranges mécaniques », Le Monde, 2 juin 1998.

[7Le stationnement à plusieurs dans un hall d’immeuble est passible de deux mois de prison et 3 750 € d’amende.

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Numéro 108, novembre 2016

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