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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 19, janvier-février 2002 > DOSSIER : Insécurité : des voyous, des flics et des démagogues...

Dans le maquis des chiffres : Pas de fumée sans feu ?

1er février 2002 Convergences Société

Depuis des années, il est devenu banal d’entendre dire que « l’insécurité ne cesse d’augmenter » et que les délinquants sont « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents ». Encore faudrait-il pouvoir mesurer le phénomène. Or il est très difficile de savoir si la hausse de la délinquance ou de la violence est due à une progression réelle, à un contrôle plus sévère de la police ou à une sensibilité plus forte de la population.

Faut-il croire les statistiques ?

Bien sûr il y a les chiffres. Ils exercent une sorte de fascination mais ils n’offrent aucune garantie : qui les fabrique, et comment sont-ils fabriqués ? Et surtout comment les interpréter ? Or à la différence de bien d’autres domaines, la production statistique concernant la délinquance ne relève pas de l’INSEE ou de l’INED (Institut national des études démographiques), mais des administrations chargées en même temps d’agir sur les phénomènes incriminés : les ministères de l’intérieur et de la justice. Quelques experts autoproclamés – souvent liés à la police ou à des entreprises de sécurité – se chargent ensuite de les commenter à l’adresse des journalistes et du grand public [1].

Parmi les difficultés pour collecter et interpréter des chiffres fiables, il faut d’abord rappeler que les données globales rassemblent des faits de nature très différente : des chèques sans provision de quelques centaines de francs, voire moins, et des fraudes fiscales portant parfois sur des millions, la consommation de cannabis et le trafic d’héroïne, des tags ou des insultes (qualifiées « d’agressions »… verbales) et des tentatives d’homicide.

D’autre part, le nombre de faits rapportés peut varier en fonction de l’évolution de la législation (concernant par exemple le séjour des étrangers, la consommation de drogue ou diverses incivilités [2]), des règles de contrats d’assurance (une diminution des franchises suffit à augmenter le nombre de vols déclarés, et inversement…), de l’évolution des mentalités (les victimes de viols ou d’actes pédophiles sont désormais plus enclines à les dénoncer), et surtout de l’activité de la police qui a ses priorités répressives.

Ainsi la police a manifestement été encouragée par l’opinion publique comme par le gouvernement à porter une attention particulièrement soutenue aux espaces publics et aux jeunes des quartiers populaires, particulièrement les jeunes d’origine immigrée. Le contraste est flagrant avec les moyens assez dérisoires dont la police dispose pour mener des enquêtes visant à réprimer les délits financiers, bien plus discrets, ces enquêtes étant soumises par ailleurs à des pressions efficaces et multiples.

Des statistiques déformées… dans tous les sens

Faut-il en conclure que les autorités auraient tendance à augmenter artificiellement certains chiffres de la délinquance ? La réponse n’est pas si tranchée. Il existe également une série de filtres qui tendent à minorer l’ampleur du problème, car toutes les affaires ne font pas l’objet d’une plainte [3] (et celles-ci ne sont pas toutes transmises à la justice, loin de là, mais c’est encore un autre problème). Par exemple les enquêtes de victimation [4] montrent qu’il existe un décalage important, notamment lorsqu’il s’agit d’apprécier les violences familiales (seules un quart des agressions sexuelles et un tiers des agressions familiales donneraient lieu à une plainte malgré l’évolution bien réelle des mentalités). Le décalage est même considérable lorsqu’on fait appel aux enquêtes d’autodéclaration [5] pour apprécier la délinquance des jeunes : pour les délits graves (comprenant notamment les coups et blessures volontaires), il n’y aurait que 15 % des auteurs qui seraient détectés par la police, et 9 % pour les délits peu graves (comprenant les vols à l’étalage ou les dégradations). Les statistiques concernant la délinquance des jeunes pourraient donc connaître une augmentation spectaculaire simplement en améliorant la détection puis en facilitant ou en accélérant leur traitement judiciaire, sans qu’il soit possible de déterminer s’il y a une augmentation réelle. D’autre part, ces actes lorsqu’ils sont connus font l’objet d’une qualification et éventuellement d’une requalification. Or selon certains auteurs, le quart seulement des actes qui ont été initialement qualifiés comme « violents » seraient qualifiés comme tels au bout de la chaîne policière et judiciaire, notamment lorsque cela concerne des mineurs, afin de ne pas entraîner de poursuites judiciaires trop importantes [6]. Mais ces « filtres » peuvent produire de la même façon des effets pervers. En fonction des intérêts du moment, la qualification des délits peut varier et les chiffres être moins minorés, avec comme résultat inévitable d’aboutir à une augmentation de la violence… enregistrée.

L’ampleur des phénomènes, comme leur gravité, pourraient donc être à la fois sous-évaluées et les évolutions récentes surévaluées. Les statistiques agissent bien souvent comme un trompe-l’œil.

Ce qui semblerait augmenter de façon significative

D’après les chiffres policiers, l’augmentation la plus spectaculaire concernerait effectivement les mineurs, tous délits confondus. Depuis 1974, on observerait une première poussée jusqu’en 1980 (de 75 846 à 104 292 mises en cause de mineurs). Puis une stabilisation, avant de constater une nouvelle envolée après 1993 pour atteindre 175 256 mises en cause de mineurs en 2000. Depuis 1974, l’augmentation aurait donc été de 230 %.

Toutes classes d’âge confondues, les vols et les cambriolages seraient des phénomènes en augmentation quasi continue dans la société française, et pas seulement depuis la crise mais depuis plus de quarante ans [7]. Ils auraient donc accompagné le développement de la société de consommation et ses tentations, tout en se renouvelant avec elle (de la voiture au téléphone portable).

Les violences graves (homicides ou tentatives) n’augmenteraient pas et resteraient relativement rares (ce sont d’ailleurs les statistiques les mieux connues). Par contre les formes moins graves (les coups et blessures volontaires) auraient beaucoup augmenté depuis la fin des années 1980, les victimes comme les auteurs étant particulièrement nombreux parmi les jeunes de milieu populaire [8].

Il en va de même pour les atteintes aux institutions publiques, qu’il s’agisse des personnes qui les incarnent, ou des objets (ou des bâtiments) qui les symbolisent. Ces agressions concernent aussi les agents des services publics comme la RATP ou les pompiers et pas seulement les flics [9].

Une peur exagérée ?

Il y aurait donc d’après ces chiffres une aggravation. Et c’est dans les quartiers populaires que la délinquance et la violence visibles se concentrent le plus d’après les statistiques. Ce sont aussi les personnes potentiellement les plus fragiles ou les plus susceptibles d’être agressées dans ces quartiers qui le ressentent le plus durement : les chômeurs, les femmes (seules) et les personnes âgées en particulier.

Ce n’est pas un hasard : face à la délinquance, les plus pauvres ont effectivement des raisons de se sentir démunis. Et la démagogie sécuritaire ne s’appuie pas sur rien, autrement elle serait sans efficacité. Malheureusement la peur facilite aussi toutes les manipulations. Notre perception de la violence ou des désordres en tous genres peut même être considérablement amplifiée par le matraquage médiatique et politique qui cherche à faire de l’insécurité le problème n°1.

Ne pas se tromper de cible

Or le discours politique actuel ne cherche pas seulement à grossir délibérément l’ampleur et la gravité du phénomène. Il cherche aussi (et surtout) à faire passer un message dont la portée est bien plus générale : quand il y a un problème, c’est la responsabilité des individus et eux seuls. Pour aboutir à évacuer, plus ou moins discrètement, le poids de toutes les formes multiples d’exclusion sociale, la montée du chômage et de la précarité ou encore du racisme.

Pourtant le taux de suicide a plus que doublé en 30 ans chez les jeunes de 15 à 24 ans ! En 1997, on comptait (pour cette tranche d’âge) 701 suicides et 40 000 tentatives ! La violence des jeunes – puisqu’on en parle tellement – est donc aussi celle qu’ils retournent contre eux-mêmes (même si ce geste n’entre pas dans les statistiques de la délinquance). Et cette violence-là on ne voit pas comment on pourrait l’expliquer autrement que par la misère matérielle ou morale, et le désespoir qui s’ensuit, générés par un système social de plus en plus dur et injuste.

Raoul GLABER


Effet de loupe, impression diffuse et réalité des faits : l’exemple de l’école

Le thème de la violence à l’école a pris au cours des années 1990 une ampleur inédite. Pour l’année 1998-1999, une moyenne de 240 000 incidents de toute nature ont été déclarés chaque trimestre dans les établissements du second degré. Mais sur ces 240 000 incidents, on ne compte que 1000 agressions sur des personnes. Il peut s’agir aussi bien de véritables coups que de bousculades dans un couloir.

Dans l’immense majorité des cas, les victimes de ces agressions sont des élèves. Au total, selon ces enquêtes, une quarantaine de fonctionnaires de l’Education nationale sont agressés en France chaque année alors que ce ministère emploie plus de 500 000 personnes dans l’enseignement secondaire ! Toutefois l’impact médiatique est important car cela fait en moyenne un cas chaque semaine de l’année scolaire. De quoi donner l’apparence d’un phénomène omniprésent alors que, en réalité, rapporté à l’ensemble du système éducatif, il est exceptionnel.

Cela suffit-il pourtant à clore le débat ? Dans de nombreux établissements, l’impression existe qu’au-delà des manifestations extrêmement diverses d’irrespect, certains élèves peuvent déraper très facilement et qu’il faut déployer beaucoup d’énergie justement pour qu’ils ne dérapent pas. A la longue, cette impression d’usure peut aussi nourrir un sentiment accru d’insécurité.

Mais de là à conclure que les jeunes seraient plus difficiles qu’avant... rien n’est moins sûr. Car il y a trente ans, une partie de ces jeunes ne restaient pas scolarisés longtemps. Les problèmes existaient, mais en dehors de l’école, ou dans des structures périphériques qui n’intéressaient personne. Ce qui est incontestablement nouveau, c’est que ces problèmes s’expriment désormais également au sein des établissements scolaires.

R. G.


[1Laurent Mucchielli : Violence et insécurité. La découverte. 2001.

[2Par exemple la consommation de cannabis est toujours pénalisée, gonflant les statistiques globales de la délinquance (près de 53 000 interpellations parmi les mineurs pour ce seul motif, contre moins de 2000 au début des années 1970, même si tous ne sont pas condamnés). Quant au nouveau code pénal, il inclut désormais de façon extensive les tags dans la gamme des faits incriminables et quelques autres « incivilités » qualifiées désormais de « délits »…

[3Les faits portés à la connaissance de la police ne sont pas comptabilisés lorsqu’ils sont inscrits uniquement sur une « main courante ».

[4Elles sont réalisées au sein d’un échantillon pour apprécier combien de personnes se sentent victimes de violence et sous quelle forme.

[5Les enquêtes autodéclarées menées par quelques sociologues ont pour objectif de laisser parler les auteurs eux-mêmes, au sein d’un échantillon de la population. Les résultats sont spectaculaires et montrent en même temps à quelles absurdités pourraient aboutir tous les raisonnements sur la « tolérance zéro ». Dans l’enquête menée par Sebastian Roché (La délinquance des jeunes. Seuil. 2001), 74 % des jeunes interrogés déclarent en effet avoir commis au moins une fois une dégradation, un vol, une agression ou tout autre délit. Pour éviter que la « vitre cassée » devienne la porte ouverte à des agressions multiples, il faudrait donc enfermer d’urgence les trois quarts des jeunes vivant en France…

[6Sur la base des chiffres fournis par la PJJ : la Protection Judiciaire de la Jeunesse.

[7Le nombre de vols serait passé de 187 000 en 1950 à 530 000 en 1967, 2 300 000 en 1985 et 2 400 000 actuellement.

[8Il y aurait moins de 1000 homicides par an. Mais il y aurait eu 70 000 agressions en 1967, 105 000 en 1987 et 254 000 en 2000.

[9Evidemment la police l’enregistre de façon prioritaire lorsqu’elle est directement concernée : les outrages et violences à personnes dépositaires de l’autorité, par exemple, auraient été multipliés par trois depuis 1972, avec 600 000 procès-verbaux actuellement.

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