Catastrophe ferroviaire en Argentine : Fuera TBA !
Mis en ligne le 25 mars 2012 Convergences Monde
Le 22 février, à 8 h 30, un train de banlieue heurtait le butoir du terminus, dans la station 11, au centre de Buenos Aires. Bilan : 51 morts et 700 blessés sur environ 1 200 personnes qui voyageaient dans ce train bondé. Les victimes sont dans leur quasi-totalité des salariés qui se rendaient au travail à cette heure de pointe et, notamment, de nombreuses femmes de ménage venues de la banlieue pauvre et éloignée.
Avant toute enquête, les patrons de TBA (Trains de Buenos Aires), compagnie privée qui gère la ligne, mettaient en cause « une erreur humaine » et accusaient le conducteur, Antonio Cordoba, un jeune de 28 ans. Ils faisaient même courir la rumeur que le cheminot était sans doute ivre, drogué, qu’il lisait des textos ou bien qu’il avait trop fait la fête la veille et dormait ! [1] On apprenait quelques jours plus tard que, bien que placé à l’hôpital en soins intensifs, celui-ci avait été menotté à son lit, alors que les policiers l’insultaient et lui criaient qu’il allait finir ses jours en prison, et que des cadres de TBA mettaient la situation à profit pour tenter de lui faire reconnaître une faute. En dépit de ces pressions, Antonio déclarait qu’il avait, dès le départ du terminus de Moreno, signalé des défaillances de freins aux contrôleurs de la ligne par radio et demandé l’autorisation d’arrêter le train. Mais ses chefs lui avaient donné l’ordre formel de continuer pour ne pas embouteiller cette ligne surchargée. Des voyageurs eux-mêmes ont témoigné qu’ils avaient remarqué des dysfonctionnements inquiétants.
Des trains sans freins ni portes
Cette catastrophe est, depuis un an, le septième accident causant des morts et blessés en Argentine, dont quatre à Buenos Aires. Et, seulement quelques jours plus tard, deux incendies se déclaraient dans des trains de banlieue, dont l’un dans la même station 11 ! Dans ce pays, la majorité des voies datent des années trente et beaucoup de trains de banlieue ont 50 ans de service, voire davantage, car une partie a été achetée d’occasion dans les années 1960-70 à des compagnies espagnoles et portugaises. Les cheminots ont maintes fois dénoncé la vétusté du matériel et, en particulier, celle des freins qui ne disposent pas du nombre de compresseurs suffisant. Certaines rames n’ont même plus de freins du tout. Enfin, non seulement les voyageurs doivent se battre pour arriver à monter mais, bien souvent, les portes ne ferment plus et il suffit d’une bousculade pour tomber.
La catastrophe a suscité une émotion et une colère considérables, renforcée par les déclarations odieuses des patrons de TBA et du ministre des Transports, Schiavi. Ce dernier a non seulement parlé lui aussi d’« erreur humaine imprévisible », mais osé dire que « des accidents arrivent partout, même en Europe » et que « c’était un coup de malchance parce que ça ne s’était pas produit un jour férié ». Quand le ministre, accompagné de ses amis de TBA, a tenté de donner une conférence dans la station 11, il a été immédiatement hué, criblé de projectiles divers et contraint de fuir sous la protection de la police. Le lendemain, c’est une véritable émeute qui a éclaté quand le corps d’un jeune de vingt ans, dont les parents espéraient qu’il n’avait pas pris ce train, a été découvert dans le dernier wagon. La foule des usagers à laquelle se sont joints des cheminots, a saccagé la gare et affronté la police pendant plusieurs heures aux cris de « Assassins ! Expropriez TBA ! Qu’ils s’en aillent tous ! ». Le surlendemain, une cérémonie en hommage à cette dernière victime s’est elle aussi transformée en manifestation virulente contre la compagnie privée.
Démantèlement des chemins de fer et main basse sur les restes
Financé dès le milieu du XIXe siècle par des capitaux européens (à 90 % anglais et à 10 % français), avec pour objectif de transporter les bovins jusqu’aux ports d’embarquement, le réseau ferré argentin connut un essor très rapide, passant de 16 500 kilomètres de lignes en 1900 à 42 700 en 1947. Il fut ainsi, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, un des plus importants et des plus modernes du monde. Toutefois, quand Perón nationalisa le réseau (en le rachetant au prix fort à ses propriétaires) en 1947, il n’investit pas les capitaux nécessaires pour le moderniser, de sorte qu’il commença à se dégrader. La décision de mettre fin à cette étatisation des transports fut prise à la fin des années cinquante, après la chute de Perón, sous la pression du FMI (déjà !), des constructeurs d’automobiles, de bus et de camions qui s’implantaient en Argentine et d’une partie de la bourgeoisie qui considérait que les chemins de fer coûtaient trop cher à l’État. D’autant que les cheminots, par leurs traditions, leur organisation, leur nombre et leur rôle stratégique, formaient une des fractions les plus combatives de la classe ouvrière. Les affronter n’était pas sans risques. Ainsi, en 1961, quand le gouvernement Frondizi voulut mettre en œuvre le Plan Larkin [2] qui prévoyait la suppression de 70 000 postes et l’abandon d’un tiers des voies, il se heurta à une riposte vigoureuse. Lancée par les femmes, la grève fut suivie sans défection par les 200 000 cheminots et dura 41 jours. Frondizi capitula, mais ses successeurs revinrent à la charge. Sous la dictature des généraux, une nouvelle grève se déclencha en 1977 pour s’opposer à 20 000 licenciements. La répression fut très dure [3]. Mais c’est surtout après la chute de la dictature, sous la présidence du péroniste Menem, que déferlèrent les privatisations. Cette politique fut poursuivie par Fernando de la Rua (droite) – qui s’enfuit en hélicoptère en décembre 2001 après avoir fait tirer sur les manifestants – comme par les Péronistes de gauche Nestor Kirchner et son épouse Cristina qui lui ont succédé. Alors qu’on comptait encore 90 000 cheminots en 1989, il n’y en a plus que 15 000 aujourd’hui. C’est ainsi que les lignes de banlieues sont tombées entre les mains de divers affairistes, dont les frères Cirigliano qui, outre TBA, possèdent une compagnie de matériel ferroviaire, une entreprise de carrosserie de bus, la majorité des « colectivos » (minibus) de Buenos Aires et se sont fait attribuer dernièrement… le monopole de la distribution des décodeurs de télévision. Très liés au pouvoir, les Cirigliano ont eu pour politique d’empocher les subventions de l’État, d’augmenter les tarifs de transport et de réduire le personnel sans procéder au moindre investissement. Pourquoi se seraient-ils gênés, alors qu’aucun système de contrôle de ces subventions n’a été établi et que toutes les plaintes portées contre eux depuis douze ans ont été classées sans suite ?
Mais, cette fois, la colère populaire a atteint un tel niveau, dans un contexte de crise économique, d’inflation et de menace de grève générale pour les salaires, que la Présidente Kirchner s’est sentie obligée de mettre TBA sous tutelle technique, de promettre que l’enquête ne durerait pas plus de quinze jours et de faire interdire par la justice aux Cirigliano et au ministre Schiavi de quitter l’Argentine.
17 mars 2012
Georges RIVIERE
Sources : Clarin, Pagina 12 (quotidiens argentins), sites du Partido Obrero et du Parti des Travailleurs Socialistes, interview de Ruben Sobrero, Cronica ferroviara, site des délégués de la section des cheminots de Sarmiento.
[1] Les premiers résultats de l’enquête infirmaient ces accusations.
[2] Du nom d’un général nord-américain venu procéder à un audit des chemins de fer argentins.
[3] Cette lutte fut d’autant plus difficile qu’une partie de la bureaucratie syndicale, dite « dialoguiste », collabora avec la dictature tandis que des milliers de syndicalistes étaient emprisonnés et assassinés.