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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 106, juin-juillet-août 2016 > Dans les entreprises

Dans les entreprises

Brittany Ferries, entre Roscoff et Calais : à fronts renversés contre les délégués syndicaux… pour combien de temps ?

Mis en ligne le 29 juin 2016 Convergences Entreprises

Janvier dernier, dans les ports de la Manche entre Roscoff et Calais, un ‘militant’ d’un genre un peu spécial entame une tournée des agences de la Brittany Ferries. D’une part, il est officier en second sur un navire de la compagnie de transport maritime. D’autre part, s’il est bien syndiqué, il vient en revanche demander aux travailleurs qu’il réunit de s’apprêter, comme lui, à déchirer leur carte…

Chantage à l’emploi…

La CGT et la CFDT de Brittany Ferries auraient-elles accepté un accord d’entreprise du type « travailler plus gratis » ? C’est l’inverse : leurs délégués au comité d’entreprise refusent de le signer ! Jusqu’à la fin de 2015, tout agent embarqué, depuis le capitaine jusqu’aux marins en passant par les cuistots ou les hôtesses de bord, alternait une semaine de service en mer, passée intégralement ou peu s’en faut sur le bateau, et une semaine de repos à terre. Depuis le 1er janvier dernier, une période 4 jours de travail en mer est suivie de 3 jours à la maison. Bénéfice pour la direction : elle vole tous les mois deux jours de repos à 70 % des 2 500 salariés de BAI (pour Bretagne, Angleterre, Irlande), la société exploitant la compagnie Brittany Ferries [1]. En outre, les marins du service ponts et machines voient leur temps de travail à bord augmenté de quatre heures par semaine, soit 9 à 10 jours par an. La seule compensation consiste en l’octroi de 3 jours de congés supplémentaires par an. Pas vraiment de quoi se réjouir…

Cela faisait trois ans que la direction cherchait à imposer ce nouveau rythme de travail. En fin d’année dernière, elle décide de passer en force et de l’appliquer, même sans l’aval du Comité d’entreprise (CE). Elle justifie son attitude par l’expiration au 31 décembre d’un précédent accord, dit « transitoire » précisément parce qu’il devait être remplacé par un autre, fruit des négociations entre le patron et les syndicats. Le 29 décembre, le CE l’assigne en justice. Nullement impressionnés, les dirigeants de la compagnie menacent alors de « déflaguer » le Normandy Express, c’est-à-dire de changer son pavillon. Or, ce dernier détermine la législation sociale applicable aux salariés embarqués sur le bateau. Le passage du pavillon français au pavillon anglais du Normandy Express menacerait ainsi selon certains jusqu’à 80 emplois en haute saison, par suite des clauses moins favorables aux navigants.

… et mobilisation anti-syndicale

C’est alors qu’entre en scène notre ‘militant’. Il commence à battre le rappel des troupes sur internet, à coups de déclaration incendiaires sur la défense des « marins français ». Bientôt, une pétition circule — c’est d’ailleurs au départ le but de sa tournées des ports — ainsi que le sigle « Je suis BAI », assimilant implicitement leur boîte à une victime du terrorisme… syndical et non patronal. Enfin, il organise une manifestation au Havre devant les locaux de la CGT et la CFDT des marins afin de mettre en scène une séance de déchirage collectif de cartes syndicales. Il la présente à peu près en ces termes : « On part en guerre, c’est pas un délégué syndical qui va déterminer mon avenir » ; en engageant « une certaine guerre de l’ensemble des salariés, si ça se trouve, déjà ils vont faiblir un peu. Si ils ne faiblissent pas, on ira à la manif, et si la manif ne suffit pas, on ira plus loin ».

De fait, malheureusement, cette mascarade patronale a suffi. Les délégués au CE ont retiré leur plainte. La direction a depuis affrété un nouveau navire, le MN Pélican, chargé de transporter du fret entre Poole en Angleterre et Bilbao en Espagne, sous pavillon philippin. Comme l’a fait remarquer un délégué de la CGT, les défenseurs autoproclamés des marins « français » n’ont pour l’instant rien trouvé à redire à cette décision…

Post-scriptum : changement d’ambiance avec la loi travail

À Ouistreham, les agents sédentaires de la Brittany Ferries avaient tous ou presque signé la pétition lors du passage du meneur de la fronde anti-syndicale. Celui-ci avait réussi à leur faire croire que c’était le moyen d’exprimer leur solidarité envers les marins – rappelons que les sédentaires ne sont pas directement concernés par la modification des horaires de travail. Même un délégué syndical présent y est allé de sa signature…

Mais… il faut se méfier de l’eau qui dort ! À l’approche de la journée nationale de grève du 26 mai, les discussions ont commencé parmi ces mêmes agents. Et une dizaine d’entre eux se sont donné rendez-vous non seulement à la manifestation caennaise, mais dès le matin sur le port de Ouistreham, donc au vu et au su de leurs chefs, afin de soutenir les dockers qui bloquaient l’embarquement des camions ! Ces derniers ont certes l’habitude de se battre. Le soutien de leurs collègues ne leur est pas moins allé droit au cœur. « S’ils s’avisent d’exercer des représailles contre vous, ont-ils dit en substance aux agents de la Brittany Ferries à propos de la direction, prévenez-nous, on bloquera à nouveau le port ! » 

3 juin 2016, Mathieu PARANT


La « crise » a bon dos

Quelques compagnies de transport maritime disputent à l’Eurostar (le train empruntant le tunnel sous la Manche) le marché des passagers entre la France et l’Angleterre. Brittany Ferries est l’une d’entre elles. La baisse du trafic consécutive à la crise de 2008 s’est traduite par une baisse des salaires fin 2012 et l’arrêt temporaire de la desserte du port de Cherbourg. Depuis, BAI (Bretagne Angleterre Irlande, la société détenant Brittany Ferries) a vu son activité reprendre de la vigueur. Sur l’exercice entre l’été 2014 et l’été 2015, elle a à nouveau dépassé le cap des deux millions et demi de passagers, en hausse de 5 %, tandis que le fret augmentait pour sa part de 21 %. La direction devrait du coup passer commande de deux navires neufs à des chantiers navals d’ici la fin de l’été, pour une mise en service vers 2020. Entretemps, le baratin patronal sur les sacrifices qu’exige la crise continue. 


Bretagne Angleterre Irlande : un patron de combat

À l’origine de BAI (Bretagne Angleterre Irlande), la société dont la compagnie Brittany Ferries fait partie, on trouve Alexis Gourvennec, un leader syndical des agriculteurs bretons. À la tête du Centre départemental des jeunes agriculteurs (les jeunes de la FNSEA) du Finistère, il s’est fait un nom en organisant la prise de la sous-préfecture de Morlaix le 8 juin 1961 à l’issue d’une vague de manifestations paysannes qualifiée de « nouvelle jacquerie ». Gourvennec fut jugé dans un Morlaix en état de siège deux semaines plus tard… et relaxé. Ce contestataire sauce poujadiste s’est par la suite révélé un parfait partenaire des pouvoirs publics dans la politique de désenclavement de la Bretagne, puis un homme d’affaires avisé. C’est pour organiser le transport des légumes bretons à destination du Royaume-Uni depuis le port de Roscoff qu’il a créé Brittany Ferries en 1972. L’entreprise est détenue aux deux tiers par des agriculteurs.

Gourvennec est mort en 2007. Il reste manifestement quelque chose de ses méthodes à BAI. En mai 2015, une grève des dockers a été brisée par un commando d’actionnaires de la compagnie. Alors que les grévistes retenaient à quai au port de Ouistreham près de Caen, le Mont-Saint-Michel, un des navires de Brittany Ferries, une vingtaine d’hommes habillés en noir et visages masqués sont montés subrepticement à bord à 3 heures du matin, ont scié les amarres — un geste qui a soulevé la réprobation parmi les gens de mer — et gagné Roscoff.

Trois ans auparavant, en 2012, la grève des salariés opposés au plan de compétitivité sabrant les salaires a été brisée par un lock-out de 10 jours. La direction a prétexté le caractère inopiné des arrêts de travail et son incapacité à organiser les traversées pour maintenir à quai tous les bateaux. Ce qui ne l’a pas empêché de rendre publiquement les grévistes responsables des millions d’euros perdus chaque jour. Les salariés de la Brittany Ferries savent au moins à quoi s’en tenir sur qui sont leurs alliés et leurs ennemis... 

M. P.


[1Le nombre des salariés oscille entre 1500 marins et 750 sédentaires en hiver, et 2300 marins et 850 sédentaires en été.

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Numéro 106, juin-juillet-août 2016